La vraie beauté est si particulière, si nouvelle, qu’on ne la reconnaît pas pour la beauté. (Proust)
Les premières sculptures réalisées par l’être humain qui ont traversé le temps sont des figurines rudimentaires taillées dans de la pierre ou des os1. Ces objets tridimensionnels – ex-voto avant l’heure – servaient fort probablement à des pratiques ésotériques, ou dans des rituels païens qui permettaient de réaliser des échanges avec des forces surnaturelles ou sociales. Bien que cet usage à caractère chamanique ait décliné, la représentation de l’être humain, ou pour employer un terme plus contemporain, la représentation d’humanoïdes, reste, encore aujourd’hui, un des thèmes favori des sculpteurs2. Selon les époques et les civilisations, les artistes ont exécuté ces figurines de manière réaliste ou bien, au contraire, ils ont pris la plus grande liberté pour interpréter leur sujet. Quoi qu’il en soit, les artistes de toutes les origines ont, depuis longtemps, ce désir d’évocation, ce désir de représentativité.
Il en va de même pour l’artiste acadienne Marie Hélène Allain en ce qui a trait à sa production en sculpture. À prime abord, je crois qu’elle désire réinterpréter les choses à l’intérieur de sa pratique de représentation. Voilà, en fin de compte la table est mise !
Ceci dit, j’élabore davantage. Marie Hélène Allain, artiste parmi les plus estimés en Acadie, s’acharne à manipuler et à modifier des pierres depuis trente-sept ans3. En date d’aujourd’hui, sa production artistique comprend plus de 180 pièces sculpturales et la plupart d’entre elles ont été réalisées dans la pierre. Au fil des années, elle a préféré construire (processus d’addition, plus contemporain) au lieu d’extraire (processus de soustraction, plus académique). Souvent, elle incorpore du métal, du cuivre, du bronze (matières culturelles) et du bois (matière organique) aux blocs de pierre, aux roches et aux cailloux (matières inorganiques) qu’elle affectionne particulièrement.
Pour son exposition Oser l’aventure de la création, Marie Hélène Allain présente une partie de sa production des trois dernières années4. La mise en scène regroupe une installation et des sculptures autonomes. Les œuvres choisies ont été rassemblées dans deux agglomérats, Inutile gratuité et Secrets d’une passion, dans lesquels l’artiste s’est acharnée à brouiller les pistes entre beaux-arts, arts appliqués et arts populaires. Un constat : « […] aujourd’hui les artistes reviennent à une esthétique du bricolage avec des pièces faites à la main dans des matériaux courants »5. Avec Inutile gratuité, l’artiste propose une réflexion sur le phénomène de l’art même. Il s’agit de « clins d’œil, en quelque sorte, à différentes pousses de créations artistiques »6. Oser l’aventure dans un non-lieu situé entre le lieu de l’artiste et celui de l’artisane, entre l’écorce et l’arbre, afin de découvrir de nouvelles possibilités d’expression et de création. Avec Secrets d’une passion, l’artiste fait « écho aux désirs, aux intentions, aux motivations plus ou moins conscientes, mais profondes, qui sous-tendent une production artistique continue chez les personnes qui choisissent une carrière professionnelle »7 dans le domaine créatif. La grille de lecture, chez Allain, n’est pas celle de la magie ou de la sorcellerie mais bien celle de la religion, de la dévotion chrétienne8 (une référence au rosaire refait continuellement surface dans mon esprit). Instant magique où le cerveau s’emballe, les matériaux, les couleurs, les formes, prennent vie dans une vapeur quasi spirituelle.
Même après toutes ces heures, ces jours, ces semaines, ces années de réflexion et de travail acharné dans son atelier situé à Sainte-Marie-de-Kent au Nouveau-Brunswick, Marie Hélène Allain ne cesse, dans sa bulle solitaire, de remettre en question ses choix9, ses méthodes, son approche, son vocabulaire. Quand une sculpture cesse-t-elle de traiter uniquement de la notion du beau ? Quand devient-elle exclusivement décorative ? Qu’est-ce qui fait qu’une œuvre devient narrative, porteuse de message sociopolitique, déclencheuse de sensibilité ? Comment et quand l’œuvre devient-t-elle une stratégie ? Comment peut-on toujours avoir confiance en son génie créateur ? Comment peut-on toujours être aux aguets devant l’inconnu ? Quelle force intérieure nous permet de reconnaître que créer, c’est se confronter à la mort, au néant, au vide ? Comment en arrive-t-on à louper un projet sur lequel on a œuvré avec passion pendant de longues périodes de temps ? Comment accepter la défaite sans découragement ? Comment reconnaître que l’œuvre est terminée ?
Il semble que la carrière d’un ou d’une artiste en arts visuels s’élabore à l’intérieur d’une problématique, d’un perpétuel questionnement, de multiples hypothèses et remises en question. La pratique de la plasticienne qu’est Allain n’y fait aucunement exception.
Les artistes se sont souvent inspirés de mythes et de légendes, les restituant ou s’attachant à créer de nouveaux récits au plan visuel. Ce faisant, ils révèlent des lieux fantastiques, des états et des événements qui nous ouvrent sur d’autres sphères du réel.10
La participation de Myriame El Yamani11 à l’ouverture de l’exposition est significative. Telle une magicienne, cette conteuse nous transporte dans le monde du rêve et de l’enchantement, fruits magnifiques de l’imagination créatrice. En l’invitant à prendre part à son exposition, Marie Hélène Allain affirme que l’œuvre d’art peut être une sorte d’aventure, une sorte de parcours indéfini.
Luc A. Charette
directeur-conservateur
Galerie d’art Louise-et-Reuben-Cohen
[1] Les statuettes de Vénus – l’art est bien né au paléolithique. L’homo sapiens a laissé des signes et des images par milliers. Les premières figurations du culte de la fécondité apparaissent entre –35 000 et –30 000 ans. Il s’agit de représentations à caractère sexuel dont certaines sont très réalistes. La plupart sont des représentations féminines. Les premières Vénus, des statuettes de femmes aux rondeurs disproportionnées, ont été sculptées vers –27 000 ans. Retrouvées dans toute l’Europe et en Sibérie, elles partagent toutes un mode de fabrication commun. Hautes d’une dizaine de centimètres, elles sont dotées de seins et de ventres énormes ainsi que d’un visage sans traits. Toutes ces statuettes ont été sculptées entre –27 000 et –17 000 ans (www.dinosoria.com/art_prehistoire.htm en date du 8 septembre 2013).
[2] Dans le pavillon canadien de la 52e Biennale d’art contemporain de Venise (2007), l’artiste canadien David Altmejd propose, entre autres, The Giant 2 (la seconde œuvre de l’artiste dans cette exposition) assis sur le sol, qui mesure 4,3 mètres.
[3] En 1971, Marie Hélène Allain termine son baccalauréat en arts plastiques, option sculpture, à l’Université du Québec à Montréal, anciennement l’École des beaux-arts de Montréal.
[4] La plupart des œuvres présentées dans cette exposition ont été créées entre 2005 et 2008. L’œuvre intitulée Ceci est un collier à été réalisée sur une plus longue période, soit de 2000 à 2008.
[5] Judicaël Lavrader, « L’art contemporain en Europe », Beaux Arts magazine (Boulogne, France), juillet 2008, p. 54.
[6] Lettre manuscrite de Marie Hélène Allain, 3 février 2003.
[7] Idem.
[8] Marie Hélène Allain est membre de la communauté des Religieuses de Notre-Dame-du-Sacré-Cœur.
[9] Créer en arts visuels consiste principalement à faire des choix.
[10] Musée des beaux-arts du Canada, communiqué pour l’exposition Un royaume enchanté de quel artiste???, 5 juillet-14 septembre 2008.
[11] Un vidéogramme de Paul Arseneau, documentant la performance de la conteuse Myriame El Yamani lors de l’ouverture de l’exposition, est présenté dans le cadre de l’exposition.